Les «emo»: coeur brisé, mèche colorée
Nicolas Ritoux
La Presse
Collaboration spéciale
On les appelle «emo» pour emotional hardcore. La tendance n'est pas bien neuve mais assez pour que les plus vieux d'entre nous aient besoin de quelques explications... Portrait d'une mode qui puise dans une longue tradition d'expressionnisme romantique.
La cour de l'école secondaire est aujourd'hui une zone de conflit démilitarisée entre «yo», punks, skaters et autres groupuscules, où chacun revendique son appartenance musicale et vestimentaire comme une nation défend son drapeau. Dans cette poudrière de rivalité adolescente, où la cruauté des uns n'a d'égale que l'insécurité des autres, une «nouvelle» faction a fait son apparition, provoquant bien sûr l'hostilité des camps déjà en présence.
On leur crie des vilains mots. On leur lance des cailloux. Parfois, on les agresse en bonne et due forme. Bref, ils provoquent un malaise. Et pourtant, tout ce qu'ils voulaient, c'est exprimer leurs émotions.
Les «emo» (prononcé «imo», à l'anglaise) sont la dernière incarnation d'une longue tradition d'expressionnisme romantique à l'école secondaire, de la new wave des années 80 au gothique des années 90.
Longues mèches colorées et coupes asymétriques. Noir à tous les étages, contrasté de couleurs vives. Motifs de têtes de morts ou de coeurs brisés. Tissus à carreaux, à pois, à rayures. Perçages surdimensionnés dans les oreilles. Maquillage intense pour les filles, eyeliner pour les gars.
«Ce ne sont pas tous les gars emo qui se maquillent, mais certains le font plus que ma mère et ma soeur réunies!», s'amuse Félix, 17 ans, qui est venu nous expliquer les grandes lignes du mouvement avec trois de ses copines dans un café de l'avenue Mont-Royal - on les a reconnus tout de suite en entrant.
«Quand c'est rendu que ton chum se maquille plus que toi, c'est trop», opine Marie-Ève, 15 ans, avant d'avouer piteusement que sa dernière coupe de cheveux lui a coûté 140 $ et a pris quatre heures. «D'habitude c'est Valérie qui faisait mes coupes gratuitement, en moitié moins de temps.»
Valérie, 15 ans, est heureuse de constater que Marie-Ève préfère son travail à celui des professionnels. Elle avoue en revanche que l'exercice a des conséquences plus fâcheuses pour les gars. «Les gars qui se font les cheveux ou qui se maquillent, ils vont se faire dire qu'ils sont gais. C'est une insulte de te faire dire que tu es gai quand tu ne l'es pas.»
Mais comme toutes les modes adolescentes, l'emo est d'abord et avant tout un style musical. Félix précise d'ailleurs que l'inspiration du look emo vient des groupes qu'écoutent ses adeptes : From first to last, Matchbook Romance, Hawthorne Heights, Silverstein, Thursday, Greelay Estates.
«À la base, c'est un mouvement musical très influencé par le punk et le hardcore. C'est violent comme musique, mais les paroles sont émotives, d'où le nom», résume Mathieu Marcotte, coanimateur de l'émission Plus sur commande, à Musique Plus.
«On reconnaît ce style à son mélange de violence musicale et d'extrême sensibilité dans les paroles, qui sont souvent criées plutôt que chantées», poursuit M. Marcotte. «Ça parle toujours de coeurs brisés et de solitude. C'est dur d'identifier les pionniers de l'emo, mais on parle souvent des groupes Rights of Spring et Taking Back Sunday.»
Il cite alors un vers écrit par ce groupe, qui selon lui, résume tout l'esprit du mouvement emo : «Tu pourrais me trancher la gorge et dans mon dernier souffle je m'excuserai d'avoir saigné sur ton chandail.» Du Francis Cabrel version punk, en quelque sorte!
«La déception amoureuse, c'est le thème majeur des paroles dans la musique emo», dit Félix, qui semble être l'érudit musical du groupe que nous avons rencontré. «J'aime mieux qu'ils crient leurs paroles parce que ça vient chercher davantage nos émotions», ajoute Marie-Ève.
Des déceptions amoureuses, nos quatre jeunes en ont tous vécu. Selon eux, les chansons qu'ils écoutaient les ont aidés à traverser ces périodes difficiles. «Les gens pensent que les paroles sont stupides parce qu'elles sont criées, mais si on les écoute attentivement, on découvre que c'est très beau», dit Valérie.
Emo, moi? Certainement pas!
Mathieu Marcotte est un emo, tout le monde à Musique Plus vous le dira. Tout le monde vous dira aussi qu'il refuse de l'admettre. Il admettra seulement qu'un emo admet rarement qu'il est emo. Vous suivez?
«Une particularité curieuse de ce mouvement, c'est que la plupart des emos disent qu'ils ne le sont pas», explique-t-il. «Ce n'est pas honteux, mais ça a mauvaise presse, car on se moque souvent du stéréotype emo à l'école et sur Internet. On rit souvent des autres quand ils sont différents. Il y a aussi des gens qui trouvent ça extrêmement laid.»
En tout cas, il connaît bien le sujet pour un gars qui n'est pas emo! «Oui, bon, j'ai de grosses influences emo dans mes vêtements et dans ma musique, je ne peux pas le nier», reconnaît-il finalement du bout des lèvres. «J'ai eu la fameuse mèche dans la figure dès le cégep, il y a quatre ans. Personne ne m'écoeurait, à l'époque, parce que c'était encore nouveau. J'avais trouvé ça sur Internet. Quelqu'un m'a quand même dit une fois : toi, t'es un emo, t'es juste un toupet avec des émotions!»
Lui fait partie des précurseurs du mouvement au Québec, et on n'en trouvera pas beaucoup d'autres au-dessus de 20 ans. Le gros de la vague se trouve actuellement en cinquième année secondaire et en première de cégep.
2006, le pic de la vague?
«Il y a deux fois plus d'emos depuis la rentrée que l'an dernier», observe Florence Morin-Laurin, étudiante en langues au cégep de Lauzon, qui vient de commencer sa troisième année. «Il y en a beaucoup dans la nouvelle génération qui entre au cégep. Il y a aussi ceux qui étaient presque emos l'an dernier mais qui ne l'assumaient pas tout à fait. Ils ont profité de l'été pour devenir emos bien comme il faut!» Florence fait partie des élèves non affiliés à un mouvement particulier (ça existe), mais elle est plutôt contente de voir cette mode s'exprimer dans son cégep. «Ils sont sympathiques. Je trouve ça beau, même si c'est parfois un peu intense. Ce que j'ai remarqué en premier, c'est leur apparence vestimentaire. J'ai demandé autour de moi et on m'a expliqué en quoi consistait l'emo. Je ne leur ai pas demandé à eux parce qu'ils n'avoueront jamais qu'ils le sont.»
Comme Mathieu Marcotte? «C'en est un, c'est bien clair!», rit-elle, tout en précisant qu'on qualifie un peu n'importe qui d'emo, ces jours-ci. «Moi-même, je me suis fait traiter un jour d'emo parce que j'avais du vernis noir. Quelqu'un qui m'a dit : espèce d'emo!»
L'intolérance et la peur
Comme vous l'aurez compris, la vie est dure pour les emos à l'école, devenus la cible de bien des moqueries comme tout ce qui est nouveau et différent. Le 30 septembre dernier, l'intolérance a dégénéré en violence en face de l'école du Côteau, à Mascouche. Un adolescent de 16 ans a tiré avec un fusil à plomb sur deux garçons de 13 ans, leur causant des blessures mineures, parce qu'il les jugeait trop «emos» à son goût. Des émotions, ils en ont eu assez ce jour-là!
«Il y a tout le temps des gens qui nous crient: "emo!" de loin, dans les couloirs de l'école», dit Marie-Ève, qui fréquente la même école de Laval que les deux autres filles.
Vraiment? Combien de fois par semaine environ? «Combien de fois par jour, tu veux dire!» corrige Félix, qui étudie dans une autre polyvalente. Lui est souvent allé jusqu'à se battre pour défendre son apparence. Les quatre amis nous expliquent que, pour les gars emos, c'est encore pire que pour les filles puisqu'on est davantage habitué à voir des filles faire des excentricités vestimentaires et exprimer leurs émotions.
Ils sont aussi la preuve vivante qu'il n'est pas nécessaire d'être gai pour être victime d'homophobie. «Les filles emos ne se font jamais traiter de lesbiennes», dit Félix. Par contre, elles sont victimes de la jalousie un peu mesquine de certaines camarades de classe, d'après Marie-Ève, qui reconnaît fièrement qu'être emo, «ça pogne avec les gars».
«Le pire, c'est que quand les gens qui nous insultent de loin nous croisent une fois seuls, ils n'osent plus nous le dire en pleine face. Et si je les affronte, ils vont dire que je ne suis pas sociable», déplore Marie-Ève. «Les gens ont des préjugés. Ils pensent qu'ont est des déprimés, des gens trop sensibles qui pleurent à rien et qui ne pensent qu'à se suicider! Il y en a aussi qui ont peur de venir me parler, qui pensent que je vais être agressive avec eux. On dirait qu'ils ont peur de nous.»
Peur et intolérance font souvent bon ménage. Mais comme dit Maxime (16 ans), la blonde de Félix : «Il faudrait commencer à accepter les gens, c'est tout. C'est juste du linge!»
Nourris à l'Internet
Mouvement des années 2000, l'emo s'alimente complètement à l'Internet. Outre leur usage intensif de la messagerie instantanée, les quatre que nous avons rencontrés trouvent régulièrement de nouveaux amis emos sur MySpace - un site de réseautage très populaire chez les adolescents, qui permet de créer des page Web personnalisées et de partager photos et chansons.
«J'ai des amis qui ont lâché l'école et qui passent leurs journées à améliorer leur page sur MySpace», dit Félix. Après la musique et les vêtements, la page Web fait maintenant partie intégrante des panoplies adolescentes.
La lutte des emos ne s'arrête d'ailleurs pas à la cour de l'école. Sur Internet, on trouve autant de sites Web en leur honneur (comme «comment s'habiller emo»: www.dobi.nu/emo) que de critiques virulentes à leur endroit. Certains passent des heures à préparer des vidéos ou des animations Flash qui expriment leur haine des emos. On ne vous donne aucune adresse, ils sont trop méchants. Mais une petite recherche suffit à trouver de nombreux exemples.
Qu'on la critique ou la pratique, il y a fort à parier que la mode emo finira un jour par s'essoufler comme toutes les autres. «Ça va sûrement finir par être récupéré commercialement, et mourir à partir de là», prédit Mathieu Marcotte.
Les cyniques diront même que lorsqu'une mode adolescente apparaît dans un quotidien grand public, ça sent la fin...
source: http://www.cyberpresse.ca/article/20061127/CPACTUEL/611270850/1064/CPACTUEL